Au Festival de Cannes arrivent toujours (ou tout du moins souvent) à se faufiler de curieux films de science-fiction (si jamais on peut catégoriser l’œuvre en question de la sorte), souvent relativement conceptuels mais évidemment pas dénués de charme. On repense au Congrès d’Ari Folman, présent en Quinzaine des réalisateurs il y a deux ans. Comment ne pas être acheté d’avance par Yórgos Lánthimos et son génial pitch, cette histoire d’interdiction d’être célibataire sous peine d’être changé en un quelconque animal ? Le lauréat cannois du Prix du Jury est une singulière mais belle œuvre d’anticipation, questionnant le rapport au relationnel, porté par une flopée de comédiens de choix, tous plus excellents les uns que les autres.
Sensiblement à l’instar de Youth, on se retrouve isolé dans une province relativement coupée du monde, procurant à nouveau ce lourd sentiment d’enfermement auquel s’additionne l’épée de Damoclès flottant au-dessus des célibataires que le film met en scène. Dans ce désespérant hôtel à la fois pittoresque et luxueux, qui ne manque pas d’évoquer parfois son équivalent maudit de Shining, arpentent des locataires plus déprimants les uns que les autres, tantôt grotesques tantôt monolithiques, mis au rebut par une société pourtant tout aussi déprimante. A la manière de Truffaut et son Fahrenheit 451 (duquel The Lobster tend à se rapprocher mais nous y reviendrons), le film du réalisateur grec esquisse avec beaucoup de subtilité son contexte, sans trop en montrer : ainsi, quelques plans suffisent pour nous plonger immédiatement au cœur du problème que traversent les protagonistes. Lánthimos ne s’embarrasse pas d’explications ni ne perd de temps à trop en faire sur son univers : c’est comme cela, il n’y a pas à discuter. Et l’on y croit.
D’ailleurs, histoire de poursuivre le parallèle préalablement entamé avec le film de Sorrentino et entamer de suite une parenthèse concernant le casting, The Lobster partage également la présence de Rachel Weisz : intensément brillante dans les deux métrages, sans qu’un rôle empiète sur l’autre, sans que l’un ne répète l’autre, on ne peut finalement que regretter son absence parmi les challengers du prix d’interprétation féminine. La triste conséquence d’être un second rôle. Car s’il y a de quoi épiloguer pendant longtemps sur toute l’intelligence du scénario ou l’immense savoir-faire de réalisation que couche sur celluloïd The Lobster, il ne faut pas se voiler la face quant à la force centrale du film : proposer à chacun (ou presque) des comédiens un des meilleurs rôles de sa carrière. On ne compte plus les fois où Colin Farrell, après avoir été au fond du trou, s’est réinventé, et pourtant une fois de plus on est surpris par cet acteur polymorphe qui porte la moustache comme personne à Hollywood. Remarquablement bedonnant et bien subtil derrière ses airs de canin martyrisé, lui aussi aurait pu être un beau lauréat du prix d’interprétation. C’est sans compter les autres éléments de cette fine brochette, John C. Reilly une nouvelle fois stupéfiant, Ben Wishaw surprenant de maturité et même la douce Léa Seydoux, au jeu faux et décalé qui lui confère un charme aussi agréable que déstabilisant.
De la sorte, parce que ces personnages vivent d’autant plus à l’écran, l’esprit du film de Lánthimos est autrement plus percutant et touche au réel. Ces cas désespérés de l’humanité contiennent finalement en eux une infinie beauté. Beauté qui se confronte à la rugosité de leur univers. Ainsi, même ceux que l’on pourrait platement qualifier de « résistants », ceux qui ont fui le système pour la forêt, et vivent leur communauté simple et isolée, à la manière des hommes-livres de Fahrenheit 451, se sont créés un alter-système tout aussi sévère, voire ignoble. Mais quelque part, c’est sans doute l’épreuve la plus censée pour le personnage de Farrell : ne pas arriver à aimer lorsqu’on le force, aimer lorsque c’est interdit. Sans doute absurde, mais la composante absurde est au centre de la dystopie, à croire que la dérive la plus logique de notre société est condamnée à être absurde.
Avec ce rythme languissant (parfois à l’extrême) qui aura peut-être perdu en chemin plus d’un spectateur, judicieusement étiré par la mélancolique voix-off qui ressasse les actions que l’on voit éventuellement à l’écran, The Lobster imprime toutefois dans notre mémoire un beau ressenti, celui d’un film tout simple, qui dit de jolies choses et le fait bien. Par la mise en scène sobre mais très soignée de Lánthimos, qui se permet toutefois quelques effets bienvenus (ce génial travelling au ralenti sur Colin Farrell lorsqu’il se lève pour aller danser) et voit l’ensemble sublimé par la superbe photographie pellicule de son collaborateur Thimios Bakatakis, on a fini de parachever ce beau et singulier voyage dans les abîmes de l’absurdité de notre futur.